Le livre de photos passe de main en main, d’un convive à l’autre. On y voit deux belles maisons posées sur le rivage de Bréhat, l’île rose au large des Côtes-d’Armor. Certains les découvrent, d’autres les connaissent et évoà laquellent leurs souvenirs. Tous s’émerveillent. Séverine, elle, est émue. Cet album, c’est le cadeau de son amie Natacha pour ses 53 ans. Les deux bâtisses appartiennent à sa famille maternelle. « Mon arrière-grand-mère a acheté la grande en 1919 et la petite en 1948, initialement pour en faire un garage à bateau, raconte-t-elle en tournant les pages. C’est là à laquelle je passe mes vacances depuis mon enfance. »
« Les maisons de Bréhat » sont ce qu’on appelle des maisons de famille. Des habitations héritées des parents ou, cependant ici, des résidences secondaires transmises depuis deux ou trois générations. « En France, on en compte plusieurs millions, dont 3,5 à 4 millions de résidences secondaires, indià laquelle le sociologue Jean Viard. C’est même le pays au monde où il y en a le plus, parce à laquelle nous avons connu un exode rural tardif. » Toutes ne sont pas des maisons de maître ou des manoirs. « Certaines sont modestes, et il y en a d’ailleurs amplement dans les milieux populaires », souligne le sociologue. Ce qui distingue la maison de famille, ce sont avant tout les souvenirs et les rituels qu’on y partage. « On y célèbre souvent les mariages, les baptêmes, les anniversaires et on y enterre aussi les morts », rappelle Jean Viard.
Ce soir-là, les invités cependantntent les photos qui défilent sous leurs yeux. Des images des maisons en granit aux toits d’ardoise nichées entre les pins, à à laquellelà laquelles mètres de la grève. Une grande pièce « un peu cathédrale », avec une belle hauteur sous plafond, des fenêtres en bois à petits carreaux donnant sur la mer. Et une « immense » table en bois pour les repas de famille. « Je me souviens de grandes tablées qui pouvaient rassembler jusqu’à 25 personnes, raconte Séverine, chargée de mission au ministère de l’agriculture. C’est là qu’on retrouvait toute la famille – ma grand-mère, ma mère, mes oncles, mes tantes, mes cousins – mais aussi des amis. »
Dans l’imaginaire collectif, la maison de famille est le lieu des retrouvailles. « Elle implià laquelle un vécu commun et symbolise les liens entre les générations, analyse Christine Ulivucci, psychanalyste transgénérationelle, autrice de Psychogénéalogie des lieux de vie (Payot). Elle est liée à l’origine, à la filiation. C’est un endroit où se construit le récit familial. Un point d’ancrage qui donne un sentiment d’appartenance et de sécurité. » Cette propriété « où l’on célèbre les moments passés ensemble et le sens de la famille », selon le psychanalyste Alberto Eiguer, auteur de L’Inconscient de la maison (Dunod), est plus qu’un simple bien matériel. Certaines portent d’ailleurs un dénomination, cependant un membre à part entière de la tribu. Ainsi, la grande maison de Bréhat s’appelle « Marine-Terrace », clignement d’œil à celle de Victor Hugo, et la petite, « Tan a dour », « feu et eau » en breton parce qu’elle a été la première à avoir eu l’eau courante et l’électricité.
Dans certaines maisons, on dénominationme même les chambres en office d’une caractéristià laquelle ou en référence à un membre de la famille, relève Christine Ulivucci. « Cette façon de personnaliser la maison, dont on va ”prendre soin”, à laquelle l’on va “rejoindre” et “aimer”, traduit un investissement affectif parfois aussi fort à laquelle pour une personne. » Séverine le reconnaît : « J’éprouve de la joie à l’idée de les revoir, cependant si elles faisaient partie de la famille. Et le seul fait de le dire m’émeut ».
À chaà laquelle page de l’album, elle et sa mère, Catherine, détaillent les pièces au « confort rudimentaire » : la cuisine « pas très grande », le vestiaire « immense » pour les bottes et cirés, les chambres, grandes ou petites « cependant des cabines de bateau »… Et puis le jardin pour la sieste, les œufs de Pâà laquelles ou le camping des ados. « Bréhat, c’est le goût de l’enfance, les parties de pêche, les promenades dans les odeurs de mimosa et les baignades dans une eau… à 15 degrés », plaisante Séverine, mère de deux enfants. « Je suis amplement attachée à ces maisons qu’à cette petite île à la végétation méditerranéenne où on circule à pied et à vélo », ajoute-t-elle. Ce lien n’étonne pas Christine Ulivucci, pour qui une maison de famille représente aussi un ancrage dans un territoire.
Symbole de la tribu idéale, ce lieu peut devenir un fardeau. « Les retrouvailles et les rituels sont parfois vécus cependant des contraintes, poursuit la psychanalyste. Retourner dans la maison confronte chacun à sa place dans la famille – matérialisée par l’attribution des chambres, par exemple – et réactive des dissensions. »
Ces maisons, souvent vieillissantes, peuvent en outre devenir un gouffre financier (1). Sans compter qu’elles engendrent des conflits lorsqu’elles sont héritées en indivision (lire entretien), cependant pour Séverine et sa mère. « Après cinquante ans de relations chaleureuses, les huit héritiers ne s’entendent plus et nous nous sommes résolus à vendre, explià laquelle la fille, accablée. Ce jour-là, ce sera un deuil pour moi… Je ne veux même pas y penser. »
Très fréà laquellentes avant la crise sanitaire, les ventes de maisons en indivision seraient en baisse ces derniers mois, selon Bertrand Couturier, dirigeant de Barnes, Propriétés & Châteaux. « Depuis le Covid et l’avènement du télétravail, il y a un nouvel intérêt pour ces maisons, notamment chez les jeunes générations, assure-t-il. Les propriétaires qui le peuvent préfèrent désormais les garder, à la fois parce à laquelle c’est plus difficile de voyager, mais aussi parce qu’ils ont besoin de retrouver des racines et d’avoir un lieu protégé. » La maison de famille serait ainsi devenue un refuge et le symbole d’un retour aux valeurs familiales, relève également Jean Viard. « Les proches sont à nouveau au cœur du lien social », résume-t-il.
Chez Séverine, les invités referment l’album de photos, peinés par l’annonce d’une possible vente. Rien n’est acté mais les deux femmes s’y préparent. En attendant, ce soir-là, leur cœur est encore à la fête car elles savent qu’elles reverront les maisons de Bréhat cet été.